Avant-propos

Autrefois, passer un examen demandait un minimum de connaissances. De nos jours, vu la baisse généralisée du niveau de culture de la population, on a pallié au manque de connaissances par le biais du questionnaire à choix multiples (QCM). Il s'agit d'une sorte de loterie ; on vous propose une série de réponses à la question posée parmi lesquelles vous tirez au sort.

Il en est de même pour ce qu'on appelle des sondages d'opinion. D'abord les sondages sont ciblés et ne concernent pas l'ensemble de la population. Par exemple il faut habituellement être abonné au téléphone, être présent chez soi aux heures d'activité des sondeurs, lesquels sont payés aux pièces et non à la qualité. Dans le cas où ces conditions sont réunies, on vous propose alors de choisir parmi la série d'opinions émises par le commanditaire du sondage. Il est rare qu'on vous demande votre opinion personnelle, en effet elle risquerait d'être hors sujet dans un tel contexte.

C'est à partir des résultats de cette loterie, auquels sont encore appliqués des coefficients occultes, et parfois des variations saisonières, qu'est établie la cote de popularité de tel homme politique, de telle lessive ou telle boisson vitaminée et sucrée. Ces résultats sont alors publiés par les médias, à conditions qu'en dernier ressort ils ne contredisent pas ce qu'on a voulu leur faire dire. Dans le cas contraire ils sont passés au destructeur de documents ou bien enterrés dans les profondeurs insondables des organismes qui les ont commandés.

Ces sondages portent habituellement sur environ un millier de personnes, comparez à la population du pays et vous comprendrez à quel point le mot loterie et doublement adapté aux circonstances.

Exercices pratiques

Voici quelques exemples de questions à choix multiples qui vous permettront de vous exercer à cette nouvelle gymnastique de l'esprit. Quatre réponses "pré-faites" sont proposées à votre choix pour chaque question. Vous pouvez cocher (mentalement) la réponse choisie. De plus, exceptionnellement et contrairement à l'usage, une cinquième ligne est laissée libre pour y faire figurer votre propre opinion.

  Qui finance le Vatican ?

1. La CIA ?
2. L'Opus Dei ?
3. La vente d'indulgences ?
4. Ses exportations ?
5. ?

  Qu'est-ce qui à provoqué l'apparition de la grippe porcine ?

1. L'élevage concentrationnaire des porcs ?
2. La négligence du porc port du préservatif ?
3. L'accroissement de la quantité de gaz carbonique (CO₂) dans l'athmosphère ?
4. Les algues vertes de Bretagne ?
5. ?

  Pourquoi les USA ont-ils envahi l'Iraq ?

1. Pour en tirer du pétrole ?
2. Pour occuper les organisations non gouvernementales (ONG) ?
3. Pour y développer le tourisme ?
4. Pour y ouvrir des écoles maternelles ?
5. ?

  Comment entre-t-on à l'Académie Française ?

1. Par la porte ?
2. Par la fenêtre ?
3. En y étant parachuté ?
4. En ayant de bonnes notes en gymnastique ?
5. ?

  Pourquoi la mer ne déborde pas ?

1. Parce qu'on a construit des digues là où terre était trop basse (Zuiderzee) ?
2. Parce qu'elle s'évapore beaucoup ?
3. Parce que le trop plein forme les calotes glaciaires ?
4. Parce qu'il y a des éponges ?
5. ?

  Pourquoi la mer est salée ?

1. Parce que l'évaporation emporte l'eau mais pas le sel ?
2. Parce qu'il y a des morues ?
3. Parce que "Dieu" l'a créée comme ça ?
4. Parce que les fleuves y entrainent le sel de la terre ?
5. ?

  En France le Président de la République représente qui ?

1. Les banquiers ?
2. Ceux qui ont voté ?
3. Ceux qui ont voté pour lui ?
4. Tous les citoyens ?
5. ?

  Qui provoque le réchauffement du climat ?

1. Vous et moi ?
2. Les compagnies pétrolières qui brûlent dans des torchères les produits gazeux qu'elles ne récupèrent pas ?
3. La ménagère du Xinjiang qui cuit ses repas au feu de bois ?
4. Les éruptions volcaniques ?
5. ?

  Pourquoi les jours sont plus longs en été ?

1. Parce que la chaleur les dilate ?
2. Parce que la terre est plus loin du soleil ?
3. Parce qu'ils sont plus courts dans l'hémisphère opposé ?
4. Parce que s'y ajoute la durée de la sieste ?
5. ?

  Comment est assuré le renouvellement des papes ?

1. Héréditairement, de père en fils ?
2. Par une élection ?
3. Par cooptation ?
4. Ils sont tirés à la courte-paille ?
5. ?

Maintenant est venu le temps de vous noter, ou plutôt de vous évaluer puisque c'est la nouvelle expression utilisée dans ce cas. Comptez un point pour chaque question à laquelle vous avez répondu, soit coché (mentalement) une des réponses proposées, soit émis votre propre opinion.
Si vous avez 10 points vous êtes un bon sujet pour les sondeurs.
De 5 à 9 vous n'êtes sans doute pas abonné au téléphone.
De 1 à 5 vous vivez peut-être dans un univers parallèle.
Enfin, zéro, vous cumulez probablement les deux tares ci-dessus.

Le point de vue d'un sociologue

... la fonction impartie aux sondages se comprend très bien. Dire "les sondages sont avec nous", c'est l'équivalent de "Dieu est avec nous" dans un autre contexte.

Mais les sondages c'est embêtant parce que parfois l'opinion éclairée est contre la peine de mort, alors que les sondages sont plutôt pour. Que faire ? On fait une comission. La comission constitue une opinion publique éclairéee qui va instituer l'opinion éclairée en opinion légitime au nom de l'opinion publique - qui par ailleurs dit le contraire ou n'en pense rien (ce qui est le cas sur bien des sujets). Une des propriétés des sondages consiste à poser aux gens des problèmes qu'ils ne se posent pas, à faire glisser des réponses à des problèmes qu'ils n'ont pas posés, donc à imposer des réponses. Ce n'est pas une question de biais dans la constitution des échantillons, c'est le fait d'imposer à tous des questions qui se posent à l'opinion éclairée et, par ce fait, de produire des réponses de tous sur des problèmes qui se posent à quelques uns, donc à donner des réponses éclairées puisqu'on les a produites par la question : on a fait exister pour les gens des questions qui n'existaient pas pour eux alors que ce qui faisait question pour eux, c'est la question.

-- Pierre Bourdieu, sociologue (1930 - 2002). Texte publié dans Le Monde Diplomatique, janvier 2012, extrait de Sur l'État, Cours au Collège de France, 1989-1992.